À nous, Européens qui nous sommes crus plus forts que les autres, nous qui avons cru pouvoir dompter l’indomptable ; non pas la Providence, ni le pouvoir des Marchés, ni celui des Rois, des ministres et de la police qui nous gouvernent, mais le pouvoir des cultures et leur poids sur notre vie réelle.
À nous, stupides idiots qui avons cru que l’enseignement de l’anthropologie et de la sociologie n’était que masturbation pour intellectuels.
À nous, ethnocentristes, ou ceux qui croient que les désirs de leur culture, de leur État, de leur région, de leur bourgade, sont semblables à ceux d’un individu à l’autre bout de la planète.
À nous, Européens stupides et ethnocentriques, fiers de notre pléonasme, nous nous sommes trompés. Voyons aujourd’hui les dégâts que notre culture a faits, ouvrons les yeux et observons ce que nous nous sommes fait au ventre !
L’histoire de Lakshmi Mittal commence en l’année 1950 ; le 15 juin, jour où il naquit dans une petite ville du Rajasthan, dans le nord de l’Inde[1]. La même année, la Constitution indienne entre en vigueur, ce qui fait de ce jeune État une démocratie parlementaire fédérale et démocratique. Même si, sur le plan politique, tout semble idyllique, la réalité sociale de cette ancienne colonie britannique reste toujours extrêmement précaire.
C’est autour de la naissance du petit Lakshmi dans une famille commerçante appartenant à la caste Agrawal que nous allons maintenant débattre. L’Inde est composée de plusieurs castes, que l’on nomme Varna[2] ; c’est-à-dire des groupes hiérarchiques, endogames et héréditaires. Émile Durkheim définissait les caractéristiques du système des castes indiennes comme :
« 1° la spécialisation héréditaire ; 2° l’organisation hiérarchique ; 3° la répulsion réciproque »[3].
Ces castes sont au nombre de quatre ; il y a – dans l’ordre hiérarchique et sans compter la classe des Intouchables – les Brahmanes, les Ksatriyas, les Vaishnavas et les Shudras. Par exemple, les Vaishnavas sont des agricultures, des commerçants ou des artisans, alors que les Shudras sont des serviteurs.
Ainsi, chaque caste confère de manière héréditaire une place dans la société, une manière d’aborder la religion, un langage, ainsi qu’une profession. Ces professions sont néanmoins plutôt définies par le Jâti, c’est-à-dire des castes plus complexes que les castes Varna. Chaque Jâti attribue un Dharma spécifique ; c’est-à-dire le but de la vie, le cheminement pour atteindre la béatitude.
Pour le cas de Lakshmi Mittal, celui-ci fait partie des Vaishnavas, c’est-à-dire les commerçants, et plus particulièrement des Agrawal. En résumé, le Varna de Mittal est Vaishnava, alors que son Jâti est Agrawal. Mais sus au verbiage et à ce jargon abscons et imprononçable ; c’est ici que cela devient intéressant ! La caste dont fait partie Mittal a pour Dharma (et donc, pour but) le profit, et uniquement le profit. Cette philosophie est bien sûr extrêmement machiavélique ; car le cheminement vers ce profit se fait de n’importe quelle manière. Ainsi, les membres de l’Agrawal ont pour vocation de s’enrichir, par n’importe quel moyen. La fin justifie les moyens.
Il ne faut donc pas, après avoir étudié de manière très superficielle la philosophie hindoue, s’étonner de ce que fait Lakshmi Mittal en ce moment. Cet enfant gâté, fils de bourgeois commerçants, doit obligatoirement s’enrichir afin d’atteindre la béatitude de son âme. Dès lors, et par n’importe quel moyen, il achète la quasi-totalité de la production sidérurgique et vend tout par la suite afin de s’enrichir, et peu importe le nombre de personnes au chômage.
Mais alors, que faire face à la volonté d’un homme aussi puissant ? Il est vrai que la volonté d’un Homme ne peut pas altérer la liberté d’autrui, mais ceci n’est valable que dans nos sociétés occidentales. En effet, la société indienne accepte cette inégalité partielle et le machiavélisme des Agrawal.
Mais concrètement, quelles sont les possibilités qui s’offrent à nous ?
L’État belge ne peut rien faire ; tous les ministres qui promettent le Bon Dieu et tous les syndicats qui crient à la révolte ne font que de pédaler dans la semoule. Lakshmi Mittal possède le site de Cockerill (pour prendre l’exemple liégeois), il l’a vendu – satisfaisant ainsi son Dharma. Mais après ? Il possède toujours le terrain, ce qui annule toute possibilité de nationalisation, car aucun État ne serait assez fou pour reconstruire un second secteur sidérurgique à côté de celui de Mittal – ce dernier qui serait abandonné.
Abandonnons alors la nationalisation, qu’en est-il alors de l’expropriation ? Celle-ci est tout aussi vaine, car expropriation sous-entend qu’il faudra trouver un nouveau terrain à Mittal, ce qui nous renvoie au même problème ; quel État serait assez fou pour reconstruire un second secteur sidérurgique à côté de celui de Mittal ?
Promesses, promesses, promesses, toujours des promesses ! Et au fond, personne ne peut rien faire, pas même Mittal – guidé par un désir transcendant. Dire que l’on ne peut rien faire n’est pas du fatalisme, et encore moins une velléité néolibérale – c’est tout simplement du réalisme au vu de la complexité de ce problème. En réalité, il fallait dès le début empêcher Lakshmi Mittal de revendre aussi rapidement le site de Cockerill – en somme, le stipuler dans les clauses du contrat de rachat. Mais il faut présumer qu’aucun juriste de l’époque n’avait étudié l’anthropologie, et aucun juriste ne se doutait que la philosophie de Mittal le poussait à l’appât du gain. Ou du moins, personne ne voulait le savoir…
Que cet article serve de lumière, afin d’éclairer une zone d’ombre bien trop peu étudiée. Et que cet incident humain sévère causé par Mittal serve de leçon aux ethnocentristes ; ces personnes qui pensent que le monde est comme eux, et que le monde vit comme eux. Il existe des cultures bien différentes aux nôtres, et avant de parler multiculturalisme, il faudrait peut-être tenter de comprendre ici même les cultures que nous accueillons.
Le Morse.